Reportage Phénomène peu visible sur la Riviera, la misère sociale y prend de l'ampleur. Si elle se cristallise dans le chef-lieu – l'anonymat de la ville permettant d'éviter la stigmatisation – la problématique est régionale. D'où la création récente du Groupe Précarité Riviera, réunissant autorités et associations de terrain, afin de sensibiliser les communes voisines à la nécessité d'une prise en charge coordonnée. Le Régional s'est rendu dans le centre d'accueil veveysan de la fondation Addiction, Action Communautaire, Travail Social, où plusieurs dizaines de démunis se retrouvent chaque jour, en quête de nourriture, de chaleur, mais aussi de lien. Tranches de vie.

Textes et photos: Amit Juillard
Paco* a passé cette froide nuit du 13 décembre dehors. Venu du Sénégal pour l'asile, il est aujourd'hui sans-papiers et n'a pas de toit. Comme d'autres, il trouve refuge le matin venu dans les locaux de la fondation AACTS (Addiction, Action Communautaire, Travail Social) à Vevey. Ici, il reçoit gratuitement ce qu'il n'a pas le luxe de s'offrir: un petit-déjeuner, une douche, une lessive et un repas chaud. A l'intérieur, derrière l'anonymat des fenêtres teintées, les sphères blanches suspendues au plafond font la lumière sur les premiers arrivés. Les rires d'un bébé dans une poussette se mêlent aux mots d'espagnol et de français de ses voisins, assis autour des cinq grandes tables en bois clair qui meublent le réfectoire.
«Nous sommes une structure à bas seuil d'exigences. Nous accueillons tout le monde parce que la précarité est universelle et que la Riviera est aussi exposée à cette problématique de plus en plus visible», explique Olivier Righetti, directeur de cette fondation qui fêtait ses 40 ans en 2016. Historiquement, la structure, qui fonctionne avec un budget d'un peu moins d'un million de frs essentiellement financé par le Canton et les communes, était destinée à la réduction des risques auprès de toxicomanes. Mais depuis de nombreuses années, son champ d'action s'est élargi et elle s'adresse à de nombreuses catégories de population touchées par l'indigence. Qui s'additionnent souvent. Personnes âgées, migrantes, sans-abri et toxicomanes passent et se rencontrent autour d'un sèche-linge ou d'un repas dans ce lieu unanimement qualifié de convivial. Il est à leur disposition cinq jours par semaine, pour un total de 29 heures d'ouverture.
La cuisine, point névralgique
De la cuisine s'échappe une odeur de poulet rôti. «David*, tu as salé?» Aux fourneaux, aux côtés de Nagib*, un des trois travailleurs sociaux présents, ce jeune homme s'applique. Souffrant d'une maladie dégénérative incurable et aux prises avec une consommation de cannabis problématique, il a poussé pour la première fois cette porte en 2004. «J'avais besoin d'aide. Depuis, grâce au soutien administratif d'AACTS, je peux toucher l'Assurance invalidité. Aujourd'hui, je continue de venir ici dans le but de mettre en place une vie meilleure, témoigne-t-il, avant de relancer son collègue: Nagib, il faut goûter et voir si c'est cuit!»
Il est presque 13 heures. La salle est comble. C'est une cinquantaine de personnes qui attendent leur repas. «C'est toujours comme cela, ces temps. Parfois, il n'y a pas assez de places. Nous constatons, comme tous les autres acteurs de terrain, que la précarité augmente, souligne Olivier Righetti. Et cette tendance devrait être amenée à prendre de l'ampleur dans l'avenir proche.»
Le brouhaha ambiant couvre tout juste le grincement des chaises qui se déplacent. Le buffet se dresse. Pâtes et salade accompagnent la volaille. Des aliments qui sont fournis pour la plupart par Table Suisse, une association qui récupère les invendus chez les grands distributeurs de la région. Une dame âgée, bonnet bleu vissé sur la tête, regarde sa montre. Il est bientôt temps. Une file se forme. «Bon appétit à tous et merci à ceux qui viendront nous aider pour la vaisselle!», s'exclament en chœur les trois employés affairés au service. Petit à petit, un quasi-silence s'installe. Les couverts s'entrechoquent.
«Je dors dans des parkings couverts»
«Y a de la place vers vous?» Edouard*, la cinquantaine, est spécialiste en restauration de peintures, indépendant. «Je viens manger ici parce que je n'ai pas le choix. Mes affaires marchaient bien sur l'Arc lémanique, mais un conflit avec une cliente a tout fait basculer. Un petit grain de sable dans l'engrenage et c'est l'effet domino. Je me suis retrouvé à la rue», confie-t-il. Bartosz* connait lui aussi les angoissantes recherches d'un endroit où passer la nuit. «Je dors parfois dans un bunker à Lausanne, mais je n'ai pas toujours les moyens de payer les 5 frs que coûte une nuitée. Dans d'autres structures, il ne nous est pas possible de rester plus de dix nuits par mois. Alors je dors dans des parkings couverts, à l'abri de la pluie et des regards.» Ce Polonais, actif dans la logistique aux Pays-Bas durant six ans, a perdu son emploi en lien avec sa consommation d'alcool. Depuis, il a parcouru les routes danoises, espagnoles, françaises et suisses. Il discute dans sa langue maternelle avec Marek*, assis en face de lui. Musicien de rue vivant dans un squat à Genève, ce dernier ne se déplace jamais sans sa guitare et sa valise. «Je passe ici deux fois par semaine, quand je joue entre Lausanne et Montreux. C'est l'occasion d'échanger mes seringues, de me réchauffer et de manger.»
Parmi les usagers de son centre, Olivier Righetti compte entre dix et vingt sans-domicile fixe. «Ici, nous les accompagnons et leur offrons un lieu de repos, un espace à partager, un vivre ensemble, sachant que certains ne sont pas prêts à réintégrer la société, de jouer le jeu social qui nous est demandé chaque jour. Intégrer ce jeu demande des capacités sociales importantes afin d'affronter les problèmes financiers, administratifs ou autres accumulés au fil des années et qui sont sources de grandes tensions.»
La solitude des personnes âgées
L'exclusion touche aujourd'hui de nouvelles populations. «Il y a une augmentation de la fréquentation de ce centre par les personnes âgées, déplore le directeur. C'est une réalité. La solitude est un mal grandissant.» Justement, à l'heure du café, Igor*, ancien architecte de 86 ans, raconte: «Je me suis marié et j'ai fait des enfants sur le tard. J'ai divorcé peu après. Mes gamins, je ne les vois que tous les quinze jours. Alors je viens ici au lieu de manger seul. Cela me fait sortir un peu.» Un récit qui illustre toute la complexité de l'action sociale de terrain. «Aujourd'hui, la Riviera est confrontée aux mêmes problématiques que les grandes villes: des personnes sont à la rue, d'autres souffrent de solitude et les problèmes de santé mentale et sociale explosent», observe Olivier Righetti. Quelques visiteurs pianotent encore sur les claviers des ordinateurs mis à disposition. La salle se vide peu à peu. En attendant le lendemain.
*Prénoms d'emprunt